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 » Bassidi  » et la sacralité des informations.

Noureddine Benchekroun/ bureau de Marrakech

Chaque fois que je pense à cette rapidité croissante de circulation de l’information et à ce grand progrès de la technologie et de l’informatique qui a rendu notre monde  comme un petit village où tout s’échange sans délai de latence, je me souviens des années soixante du siècle passé et des aventures de mon grand-père  » Bassidi » avec son poste radio, toujours en train de chercher ses stations préférées pour écouter les dernières informations.
Au fur et à mesure que je remémore ces souvenirs, mon imagination s’arrête toujours sur la rigueur avec laquelle  » Bassidi » maintenait l’ordre et imposait le silence lors de la diffusion du bulletin d’informations.

Je n’ai jamais oublié le jour où j’étais grondé par « Bassidi  » pour me faire taire et garder le silence. C’était la première fois qu’il le faisait, j’étais son seul petit-fils, il m’adorait et me gâtait comme un petit prince. Mais ce jour-là, il était hors de lui-même, très occupé pour régler les ondes radio et capter sa station  préférée « Ici London « .
J’ai compris, après des années passées, qu’il s’agissait de la nouvelle qui avait bouleversé le monde à l’époque en l’occurence l’assassinat du président américain
« John Kennedy ».
 » Bassidi  » criait à haute voix  « Taisez-vous, que Dieu vous donne  » ALLAKOUA », puis il s’est adressé à mon père : « tu sais, les forces de sécurité encerclent toujours la maison blanche » . Ma petite cervelle avait de suite reconstitué la scène imaginant des forces  auxiliaires qu’on surnommait aussi
(Assassas) avec leurs bérets, matraques à la main, comme j’avais l’habitude de voir dans notre quartier, et encerclant une
 » maison blanche  » dont je ne comprenais pas la signification. En plus,  » Bassidi a utilisé un étrange mot   » ALLAKOUA », pour nous faire taire, un mot resté énigmatique pour moi assez longtemps.
Nous étions en 1963, après cet événement, j’avais compris comme le reste de la famille que  » Bassidi », habitué à écouter les informations, ne tolérait pas être dérangé. Une déontologie de  » silence » qu’on devait respecter lors de toute diffusion du journal d’informations.

Curieux comme tout enfant, je jouais le rôle du petit sage, tranquille pour ne pas m’éloigner de  » Bassidi  » que j’adorais énormément et pour essayer de découvrir son  » petit monde  » avec des noms qui se répétaient à tout moment tels que: l’union soviétique, Kennedy, maison blanche, jamal abdennacer, bourguiba et autres.
Des noms devenus familiers pour moi, mais sans jamais comprendre toute cette importance que leur donnaient mon grand-père.

Cette situation a duré jusqu’en 1964, année de l’acquisition de notre premier poste de télévision ( noir et blanc bien sûr). C’était une marque  « Philipps », avec un  » générateur » qu’on mettait en marche presque une heure avant de voir apparaître la première image.
Ce téléviseur a commencé à changer en quelque sorte la relation des membres de la famille avec  » Bassidi ».
En effet, passionnés du football, mes oncles n’arrêtaient pas d’inviter leurs amis à chaque transmission des matchs du championnat espagnol. Contraint de se soumettre à cette nouvelle donne,  » Bassidi », était obligé de retourner de temps à autre à son petit poste de radio qui lui permettait une panoplie de choix, mais il avait une préférence pour les stations londonienne et moscovite en arabe, il les qualifiaient de crédibles.

Ceci dit, mais ce qui le dérangeait plus, c’était cette insouciance incompréhensible des membres de la famille aux événements qui se passaient dans le monde, personne ne s’y intéressaient au point de le voir quelquefois répéter les dernières phrases écoutées à la radio et parlait tout seul en me fixant des yeux comme s’il voulait me transmettre des messages. Seul mon père, une fois détaché de son travail, lui prêtait attention ou faisait semblant de le faire par respect. Ainsi « Bassidi » retrouvait ses mots pour raconter à mon père tant d’événements.

Plus tard, j’avais compris qu’il n’y avait pas de continuité du mode de pensée entre les générations. En effet, la génération qui a souffert des tragédies du colonialisme et de la deuxième guerre mondiale ne pouvait pas être comparée à la génération d’après-guerre, vivant en paix et indépendante. En plus, cette dernière, assoiffée de la vie moderne, prospère et voulant s’émanciper à l’Européenne, s’intéresse plus au cinéma, à la chanson et au sport plutôt qu’à la politique et des tensions dans le monde.

Revenons à  » Bassidi »  pour dire que l’homme n’a jamais été à l’école, ni même au « Msid » et les quelques  » sourates  » du Coran qu’il connaissaient, les a apprises à la mosquée qu’il fréquentait fidèlement à toute prière. Une fréquentation qui lui a permis à travers le temps de constituer sa personnalité d’homme correct, sérieux, et qui ne parlait pas pour ne rien dire. Une sagesse qui a fait de lui un homme écouté et très respecté dans son entourage.
En plus, il a toujours porté les traces de ses souffrances au temps du colonialisme, c’est lui qui a vu son fils se vautrer dans son sang après avoir reçu trois balles tirées par un commis du Pacha  » Glaoui » lors d’une manifestation organisée suite à l’exil de feu Mohammed V en 1953.

Me rappelant toujours de mes souvenirs auprès de  » Bassidi « , j’ai encore en mémoire la diffusion télévisée du discours de feu Hassan II suite aux manifestations estudiantines de Mars 1965.
Toute la famille était réunie en plus des amis de mes oncles,  » Bassidi » imposait le silence avec un ton ordonnateur, et à chaque passage du discours royal, il s’adressa à la clique des jeunes ( à esprit un peu révolté) pour les inciter à écouter sans critiquer, en répliquant sa fameuse phrase  » les murs aussi ont les oreilles » et faites attention.
Encore une fois, j’ai mémorisé des mots sans comprendre leur sens, et ce n’est qu’après que j’ai compris que ces manifestations ont commencé à Casablanca, après une drôle décision du ministère de l’éducation nationale consistant à rejeter toute réinscription au collège des plus de 18 ans pour les orienter à la formation professionnelle. Ce qui était considéré comme une violation du droit du citoyen pour l’accès à l’école publique.
C’est ainsi que le pays est entré dans une phase d’exception qui s’est propagée jusqu’en 1971, avec dissolution du parlement et un élargissement des pouvoirs du ministère de l’intérieur patronné par le général Oufkir, l’homme fort de l’époque pour réprimer les manifestations et remettre de l’ordre.

Les jours se suivaient et ne se ressemblaient pas, et au fur et à mesure que je grandissais et progresser dans mes études, les mots déjà emmagasinés dans ma tête et dont j’ignorais la signification s’éclaircissent au fil du temps avec plus d’analyse critique et esprit de révolte ( le jeune âge oblige).
Mais, il a fallu des années avant d’arriver à déchiffrer le code du mot  » ALLAKOUA » que répétait constamment  » Bassidi  » et qui veut dire boucler la bouche et retenir la langue pour cesser de dire n’importe quoi….

 » Bassidi  » et semblables ne font plus partie de ce monde depuis longtemps ( que leurs âmes reposent en paix).   » ALLAKOUA » aussi nous a quittés, et personne aujourd’hui n’a la recette pour fermer des bouches constamment ouvertes……..

 

Marrakech le 23/04/2023

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