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Le Kiosque

Noureddine Benchekroun/Bureau de Marrakech

Nous sommes au début de l’été de l’année 1971, j’avais à peine treize ans. Comme les autres enfants du quartier, j’attendais avec impatience les vacances scolaires pour retrouver les joueurs de mon équipe, et entamer ainsi une série de rencontres avec des équipes adverses.
J’étais le « dynamo  » du groupe, rapide et très dynamique, on me surnommait « Dakkaka » (le compacteur).
A cette époque, personne au quartier ne pouvait échapper à un surnom en guise d’une qualité ou même d’une tarre.

Mais cette année n’était pas comme les précédentes, mon grand-père m’a chargé d’aider mon oncle dans son commerce de
 » bouquiniste » à son kiosque au quartier Guéliz, en attendant de recruter un nouveau  » vendeur ».
J’ai reçu la nouvelle avec une grande indignation, et je n’étais pas en mesure de refuser ni de contester, à cet âge, on exécutait les ordres des parents sans discussion.

Je me réveillais tôt pour rejoindre mon travail, j’allais à pied pour économiser le prix du ticket de bus ( 6 rials). C’était loin de Kennaria, le quartier Guéliz, je parcourais presque la totalité du Boulevard Mohamed V.
Le  » Kiosque » se situait à la « Rue Yougoslavie », juste à l’entrée de  » Derb Espagnol ».
A mon arrivée, je restais coincé dans un petit coin en attendant l’arrivée de l’assistant de mon oncle pour me filer les clés du Kiosque et pouvoir entamer ma journée.
Un sentiment de mépris et de chagrin m’envahissait, surtout lorsque je pense aux enfants du quartier qui errent librement et prennent le chemin vers « Bab jdid » pour jouer au foot.
A plusieurs reprises, j’ai pensé fuir de ce « bagne », et retrouver ma liberté, mais je chassais cette idée par crainte de la colère de mon grand-père que j’aimais beaucoup.

Dans ce  » kiosque », on exposait pour vente ou location: des anciens livres, des magazines, des revues scientifiques et des bandes dessinées »BD » (Blek…Zembla….Rodéo…Ombrax
Yuma, ….Piff ….Mickey et autres).
Notre clientèle était majoritairement Française, composée de coopérants et leurs familles restés au Maroc après l’indépendance.
Le « kiosque » était une sorte de baraque en fer, exposée entièrement au soleil et reflétait toute la chaleur emmagasinée.
C’était insupportable d’y rester immobilisé toute la journée, je me cherchais et je cherchais à m’occuper. Il n’yavait que cet iceberg de livres et de BD.

J’ai commencé à faire mes premiers pas de la lecture en Français, c’était difficile, mon niveau ne dépassait guère la classe d’observation » C.O » au collège à l’enseignement publique bilingue.
Cette volonté d’apprentissage et de lecture se faisait remarqué par un certain Mr « Robert », un homme constamment adossé au mur qui séparait le  » kiosque  » à une épicerie de « boissons alcoolisées ».
Il y reste toute la journée, en attendant qu’une vieille connaissance lui paie un paquet de cigarettes et une bouteille de vin.
À première vue, on pourrait l’assimiler à un clochard, mais dès qu’il vous adresse la parole il vous impose son respect et son estime.
Avec un aspect Européen, il se disait methyste, de mère berbère et de père français né au Maroc.
« Robert » suivait et choisissait pour moi les petites histoires et les « BD » que je devais lire. Des fois, il m’obligeait à chercher les mots difficiles dans le dictionnaire et à les copier sur un carnet que je devais garder tout le temps.

Tout cela se faisait hors la vue du patron et de son assistant, pour eux, j’étais là pour une mission bien spéciale, celle de m’occuper, arranger et classer à tout moment les livres et autres, sans oublier de prendre en charge les visiteurs du  » kiosque  » en essayant de les orienter au grand magasin  » bouquiniste  » de l’autre côté du  » Derb Espagnol »…….un métier de vendeur veillant qui nécessite une grande attention et une permanente disponibilité.
Quant à « Robert », sa présence dans ce coin était indésirable et incompatible avec l’attractivité de la clientèle.

Mais qui est vraiment « Robert »…???
C’était un haut cadre de la fonction publique pendant les dernières années du protectorat jusqu’à la moitié des années soixante. Il était un grand intellectuel qui lisait beaucoup et écrivait des articles et même des poèmes pour les journaux de renommé de l’époque ( la vigie….le petit Marocain).
Mais, sa dépendance excessive à l’alcool, et selon certaines de ses connaissances, ses opinions pro communiste lui ont créé des problèmes et il était contraint de quitter son job, et a commencé à vivre au dépens de ses amis et sur les indemnités que lui versaient les journaux précédemment cités.
Cependant, son état s’est détérioré au fil du temps, et il devenu alcoolique tout en « restant sage ».

Mon amitié avec lui s’est renforcée au point de partager mes repas. Le patron s’opposait à ce rapprochement, néanmoins, « Robert » est devenu un élément constitutif indispensable dans cet espace apparemment commercial mais source du savoir et d’apprentissage.

Je débutais ma journée par le nettoyage des lieux et la mise en place des bouquins et des BD, puis la préparation du petit déjeuner auquel j’invitais » Robert » qui était matinal et toujours présent à temps.
Sa persévérance et son sérieux au travail lors de son passage à l’administration se lisaient à travers sa discipline et son comportement d’homme « sage », abstraction faite de son addiction à l’alcool.
Après cette trêve matinale, et en attendant la visite des premiers  » clients « , je me plongeais dans la lecture des histoires « BD » surtout « Blek » et Zembla », mais « Robert » ne cessait de me conseiller de lire les « livres de poche » de mon âge, tel  » le club des cinq »……je devais améliorer mon niveau en Français.
Mon ami, allumait sa première cigarette et attendait le premier venu de ses vieilles connaissances pour lui payer une bouteille de sa  » boisson préférée « , et commença à lire…….il lisait tout, de  » Historia » à  » Géo » et des fois il resta immobilisé des heures ( sauf pour ses petits gestes de boire), on dirait une momie, il lisait beaucoup de philosophie et d’histoire.
Pour se reposer, il leva la tête et essaya de discuter et d’analyser on dirait qu’il donnait un cours magistral à la Sorbonne, mais, il se rappela qu’il n’est en présence que d’un petit « débutant » ……..et il changea de ton, et commença à corriger mes  » conneries grammaticales »

Avec le temps, je me suis habitué à ma nouvelle vie et à ce  » Kiosque  » qui me permettait de rencontrer mon Ami  » Robert » avec qui je découvrais le monde à travers la lecture.

Cette accalmie et ce mode de vie assez simple et très silencieux, ont été entravé par un événement hors du commun.
En effet, et pendant un après-midi, alors que je n’arrivais pas à régler les antennes de la petite « Radio » pour capter les stations préférées de « Robert » telle la BBC et autres, je me suis contenté de la chaine nationale qui transmettait les festivités de la fête de la jeunesse. Soudain, l’émission s’est arrêtée et on a commencé à diffuser une » musique militaire ».
Personne n’a prêté attention, sauf que la dite diffusion a duré plus que 2 heures…..
« Robert » a fermé le bouquin qu’il lisait en m’adressant la parole  » cette musique, pendant tout ce temps, est chose inhabituelle, et il a ajouté d’autres mots que je n’avais pas compris ».
C’etait 5h de l’après midi, et comme d’habitude, à cette heure ci, mon ami arrive à son  » seuil » et commence à élever sa voix, en répétant des récits d’auteurs récemment lus ou un de ses propres poèmes.
Pour Monsieur tout le monde, c’était le délire d’un ivrogne, mais pour ceux qui le connaissent et le comprennent, c’était le moment d’extase et de manifestation de ce volcan du savoir qui laisse écouler sa lave riche en connaissances et d’analyse critique du contexte politico-économique auquel il s’opposait radicalement.

La radio n’a pas cessé de diffuser cette étrange « musique militaire », et voilà mon oncle qui se dirigea vers moi et m’ordonna de fermer le kiosque, il m’a donné 10  » rials » et ajouta : tu prends le bus et tu rentres immédiatement à la maison……ému, je ne comprenais rien……
Par la suite, il s’adressa à  » Robert  » encore planeur, il lui conseille de ranger ses affaires et de quitter le lieu…intransigeant, et  » difficile « ,  » Robert » a pu connaître la raison de cette rafle inattendue, il prit chemin vers sa maisonnette à « Derb Espagnol » en criant….Coup d’état……Coup d’état….

Je me suis précipité pour prendre le bus, mais, il n’était pas au rendez-vous. Ça m’a réjouis, voilà une économie en plus qui me permettrait d’entrer au cinéma « Eden  » en fin de semaine. En route vers la maison et tout au long du Boulevard Mohamed V, les gens courraient dans tous les sens, d’autres parlaient entre eux, j’ai pu retenir certains mots  » Skhirat ».. » Harmoumou »… » Général Madbouh »…, c’était du chinois pour moi…….un homme m’a adressé la parole fermement …. »Entres chez toi gamin »….

Deux jours après cet événement, je suis retourné au kiosque, j’ai trouvé  » Robert  » entrain de m’attendre et d’attendre l’ouverture de « l’épicerie « , il a été privé de son « eau de vie » pour plus de 48 heures….
L’état d’alerte s’est instauré, les agents de sécurité et la police militaire sillonnaient la Rue Yougoslavie.
Comme à son accoutumée, mon ami s’installa dans son coin et plongea dans la lecture. Sauf que cette fois, mon oncle n’a cessé de l’interpeller pour le contraindre à fermer sa  » gueule  » qui se laisse errer et devenait incontrôlable après quelques verres.

Les années passèrent,  » Robert » quitta les lieux après la fermeture définitive de l’épicerie. Sa destinée est restée inconnue. Mon oncle décéda ( Allah Yarhamou) et moi, je laisse couler des larmes de désolation chaque fois que je passe devant ce « kiosque  » transformé actuellement en petite baraque pour vente des  » pépins et cacahuètes ».

Marrakech le 21 Juillet 2020

Noureddine Benchekroun

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